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01 février, 2007

What is britishness?: le vertige de la postmodernité au pays du multiculturalisme...

Qu'est-ce que la "britanité" - ou "britanitude" pour parler ségolénien - ? C'est cette question que pose aujourd'hui Le Times à ses lecteurs, suite à la décision d'Alan Johnson, secrétaire anglais à l'éducation d'ajouter des leçons d'histoire britanique au parcours de citoyenneté. Alors, oui, en bon Français condorceto-laïcardo-radical je pourrais me moquer de l'Angleterre, me venter de dire: "Ah! Ah! le modèle multiculturaliste ne marche pas, la preuve! On vous l'avait bien dit nous de l'autre côté du Chanel". Certes je pourrais le faire... Depuis les attentats du métro de Londres, perpétré par des Anglais, le royaume de Sa glorieuse majesté se pose des question quant à la soliidité du lien social national une fois les braves sujets sortis de Wembley ou de Twickenham.

Les nouvelles leçons dispensées doivent, selon A. Johnson, poser la question de l'ethnicité, de la religion et de la race, et explorer l'identité nationale britanique à travers l'étude de l'immigration, du Commonwealth, de l'Empire ou du droit des femmes. Les jacobins nostalgiques de l'école primaire de la troisième république, dont, dans une certaine manière, j'ai connu un héritage plutot bien conservé, se réjouirons de trouver enfin un peu de bon sens chez ces gens étrangent qui roulent à gauche. La mesure n'est par ailleurs, pas uniquement forte de son effet d'annonce, puisque Gordon Brown entend faire du Labor Party un "a modern patriotic party", selon ses propres termes. Mais la mesure pose pour nous des questions à portée universelle, dont les conséquences sont sans doutes amplifiées par les modèles anglo-saxons en raison de leurs structures.

Ces identités transfrontalières portées par le fait religieux nous amène aussi à poser la question de le pertinance de l'identité nationale dans un monde qui se globalise et ou l'échelle locale finit par l'emporter comme territoire de refuge identitaire. j'avoue, au risque de passer pour un traitre à la patrie après être passé pour un mécréant, que mon identité française est bien fragile, que je me sens tout autant chez moi à Paris qu'à Prague, Rome ou Istanbul et que certains coins de notre hexagone me paraissent bien exotiques. Bien entendu, la dissolution du lien national est elle aussi un phénomène global, plus ou moins marqué selon les sociétés qui l'éprouvent. Cependant, faut-il alors résister à ce phénomène sociétal ou l'accompagner en adaptant nos structures aux réalités nouvelles produites par les hommes? Bref, la construction de l'Union Européenne n'est-elle pas une priorité bien plus importante et plus adapté à ces problèmes que la marrote - il faut l'avouer aujourd'hui bien faisandée - de la "restauration" des identités nationales? Car enfin, parlons clair. Les identités nationales ne vont pas d'elles-mêmes, ce sont des créations, produit d'une culture et d'un contexte. En ce sens, elles sont révocables avec l'évolution de cette culture et de ce contexte.

17 janvier, 2007

God save the Queen... of France...?

J'ai reçu hier un mail d'Anne-Sophie attirant mon attention sur un article du Telegraph évoquant l'idée envisagée par Guy Mollet en 1956 de faire de la reine d'Angleterre le chef de l'Etat français... L'article évoque les discussions entre Mollet et Eden, Premier Ministre de Sa Majesté en marge des négociations qui se tiennent autour de la préparation du Traité de Rome. Faut-il s'en étonner?
Les archives du ministère des affaires étrangères sont pleines de ce genre de spéculations inabouties, qui a posteriori nous paraissent farfellues mais qui nous disent en fait beaucoup sur le paysage politique et culturel duquel elles émergent et dans lequel elles prennent sens. Déjà Jean-Baptiste Duroselle avait retrouvé dans les papiers de Jean Monet, daté du 6 juin 1940, soit deux jours avant la capitulation du gouvernement français, adressé au Président du Conseil Daladier, un projet d'union politique de la France et de l'Angleterre. Ce projet supposait en effet la mise en commun des principeaux ministères, la fusion des Parlements et la reconaissance d'une même autorité souveraine... Le gouvernement français retiré à Bordeaux refusa le projet du père de l'Europe mais ce genre de stratégies perdantes n'est pas à négliger. Les archives en sont pleines.
Quant à la souveraineté des rois d'Angleterre sur la France, la chose n'est pas neuve... elle remonte au début du XIVe siècle, à la mort de Louis X le Hutin sans enfant mal et, en 1316, à la revendication de sa soeur, Isabelle de France, fille également de Philippe le bel, reine d'Angleterre, pour son fils Edouard... La crise devient encore plus aiguë en 1328, lors que tous les fils de Philippe le bel, et donc frère d'Isabelle décèdent sans laisser derrière eux d'héritiers, et que la noblesse, pour repousser les prétentions du jeune Edouard III, est contraint de faire appel aux Valois. Nous sommes là à l'origine de la guerre de 100 ans et depuis, tous les souverains anglais portent le titre de roi ou de reine de France qui leur est octroyé à leur couronnement à Westminster.

05 décembre, 2006

Société, sexualité et conflits au Village: Sileby dans les années 1630

Bon à la demande générale je met en ligne un cours de L3 que j'ai donné à Cergy le 27 octobre dernier...

Suite à des allégations de scandales sexuels, la paroisse de Sileby dans le Leicestershire connaît dans les années 1630 une dispute particulièrement violente entre deux familles de notables. Les soixante dépositions dont nous disposons donnent la parole à des hommes de 20 à 78 ans de catégories sociales différentes allant du gentleman au journalier. La société se met en scène et dévoile sa cohésion autant que ses ruptures, sa hiérarchie et ses solidarités. Cette étude s’inscrit dans une démarche historiographique ancienne, aujourd’hui renouvelée par la micro-histoire. Les sources judiciaires ici en question nous donnent accès à d’autre discours sur la société rurale que celle des élites. Les travaux de l’Ecole des Annales dans la suite de Robert Mandrou avaient initié ce type d’approche. Bartolomé Bennassar pour l’Espagne et Robert Muchembled pour la France l’ont poursuivi, affiné et nuancé. Le cas de Sileby questionne non seulement notre compréhension de la société rurale anglaise mais aussi l’histoire rurale du XVIIe siècle dans son ensemble.
Le biais des sources judiciaires est de mettre en valeur les conflits au détriment des moments de concorde et d’union. Si comme l’énoncent Muchembled et Kamen, le XVIIe siècle est « un siècle de fer » pour le monde rural, la conflictualité de Sileby est-elle tant le reflet d’une dissolution des liens sociaux de la société paysanne que celui d’une remarquable vitalité ?
L’étude du cadre social de Sileby nous conduit à nous arrêter sur les acteurs du conflit, lesquels nous permettent enfin d’envisager une interprétation sociale de la sexualité villageoise au XVIIe siècle.





I - Le cadre social désolé d’une dispute


A/ Une agriculture mixte

Sileby est traversée par la Soar entre Leicester et Loughborough. La ville est située au milieu d’un paysage d’open-field. L’économie est centrée sur l’élevage et l’engraissement des bêtes et est reliée aux marchés de Leicester, Nottingham et Londres. A ce commerce s’ajoute une économie frumentaire de culture des terres arables. Par ailleurs, l’élevage suscite le développement d’une tannerie et d’un petit artisanat.


B/ Une communauté livrée à elle-même

Le village n’accueille aucun représentant de l’Etat ou ministre du culte. Ralph Dumelow est curateur depuis 1619. Il est pauvre et son éducation demeure limitée. L’entretien de l’Eglise est malaisé. Le grand vitrail est brisé depuis 1609 et n’a pas été réparé depuis. Les paroissiens ne bénéficient pas d’un encadrement religieux strict ce qui implique une certaine déviation de leur comportement à l’égard de la doctrine de l’Eglise : grossesses prénuptiales, adultères, sabbats… John Pownoe vit incestueusement avec sa sœur.
Les seigneurs du Manoir, les Shirley of Staunton Harold ne résident pas dans le village. Ils ont vendu la plus grande partie de leurs terres à Sileby depuis la fin des années 1610. Les Babington of Nerby Rothley sont les plus puissants. Le pouvoir local est totalement accaparé par des freeholders (tenanciers libres). A la fin des années 1630, une dispute éclate entre les « meilleures familles » (better sort) de la ville, les Reading et les Church. Thomas Reading est yeoman et sert comme churchwarden (gardien de l’église) en 1637-8 avant d’être remplacé par Thomas Church. Thomas Reading porte des allégations d’immoralité sexuelle contre Bridget, l’épouse de Thomas Church, âgée de 23 ans. Les accusations sont classiques : multiples adultères avec des hommes d’Eglise ou de la gentry, inceste, légèreté…


C/ Une société de la réputation et de la rumeur

Si ces accusations peuvent difficilement être prises au sérieux, elles n’en sont pas moins le reflet des valeurs de la société qui les produit. Elles prennent toutefois dans le cadre d’une paroisse rurale un sens particulier, celui de leur élaboration dans une société ou tout le monde se connaît et de la réintégration de la personne diffamée une fois l’affaire jugée. Le préjudice et sa réparation constituent un enjeu social. De même, l’accusation et le mensonge sont alors des stratégies visant à désocialiser la personne, sur laquelle ils sont portés. Par ailleurs, parmi les témoins, seuls John et Isabel Salter disent avoir vu ce qu’ils prétendent, les autres ne font état que de la réputation de Bridget.
John, le laboureur, et Isabel, son épouse, sont en effet les témoins clé. S’étant rendu chez ses employeurs à Lent en 1637, il dit avoir vu, par une ouverture dans le mur de la chambre, Bridget faisant l’amour avec le jeune Amos Crosley. Isabel l’ayant suivi, dit avoir également constaté la chose quelques minutes après. Isabel affirme encore avoir surpris Bridget peu après avec John Norton, un gentleman. L’accusation d’inceste est plus ambiguë, elle reposerait sur la confession qu’en aurait faite Thomas Church à plusieurs personnes et sur de prétendus aveux de Bridget. Enfin, la dernière accusation d’adultère naît d’un homme qui s’en serait venté dans une taverne de Leton Fair.
Plusieurs questions se posent à la suite de ces témoignages. Les Salter font leur déposition en 1639, deux ans après les faits. Pourquoi ont-ils attendu ? Pourquoi Thomas Reading n’a-t-il pas profiter de sa position de churchwarden pour porter ces accusations à l’époque ? Il s’avère que les tensions entre T. Reading et T. Church s’expriment essentiellement à partir de 1638. La diffamation sexuelle ne serait que le point culminant de la dispute. L’accusation est par ailleurs très facile et courante. Il n’en est pas moins que la position de T. Church le fragilise et il finit par être condamné et excommunié à Leicester en 1640.



II - Les acteurs de la société villageoise de Sileby


A/ Le better sort d’une paroisse du Leicestershire : une puissance sociale précaire

Les Reading et les Church affichent avec fierté leur appartenance au « better sort », mais leur position n’est pas totalement assurée. « Grocer » (épicier), T. Church est une figure atypique du monde rural. Il s’inscrit difficilement dans la hiérarchie usuelle. Par ailleurs, Bridget a reçu une éducation modeste. Elle insiste sur le fait qu’elle vit d’une de « manière civile et simple » avec son mari, mais en amitié avec le « better sort » de la paroisse. Elle est mère de deux enfants encore en vie en 1640. Cependant, le mariage aurait été réalisé contre l’avis de la famille Church. En, effet, il fut clandestin en 1633. Bridget n’avait que 17 ans et était déjà enceinte. La position de Bridget, qui ne fut jamais acceptée par les Church, et donc éminemment vulnérable. A cette stature sociale indécise s’ajoute l’héritage d’un père catholique excommunié en 1617 puis une nouvelle fois en 1637… par T. Reading… Sa maladie lui vaut d’être « réintégré » par l’Eglise d’Angleterre en 1639. Si Reading n’invoque jamais les arguments religieux, le catholicisme du père de Bridget donne à l’affaire une certaine profondeur. Toutefois, la position sociale de Thomas Reading n’est pas non plus inébranlable. Ce newcomer ne possède son élevage que depuis son mariage en 1633. Il a auparavant travaillé dans une ferme et semble d’extraction très modeste.

Il n’en est pas moins que les Church et les Reading appartiennent au « better sort » de Sileby. Les dépositions les envisagent comme insérés dans un réseau de voisinage complexe au sein de la paroisse. Cependant le better sort de Sileby n’est pas uni et harmonieux. Il est déjà divisé bien avant cette affaire témoignant d’anciens griefs entre les Reading et les Norton, ces derniers étant proches des Church. L’opposition entre les deux groupes est largement fonction de rivalités économique et politique mais aussi des affinités spontanées ou construites en réaction à une série de jugements de valeurs portés sur des comportements sociaux.


B/ Le poorer sort : alliances et dynamiques sociales particulières

Si la dispute est au sein du better sort, elle ne touche pas moins l’ensemble du corps social de Sileby. John et Isabel Salter sont peut-être les représentants les plus présents des groupes sociaux subordonnés. Avant leur mariage en 1637, John travaillant comme garçon de ferme et Isabel comme femme de chambre. Elle démissionne au moment des premiers soupçons sur sa grossesse. Le mariage qui s’en suit est jugé « malhonnête » et leur vaut d’être mis au ban de la société villageoise. Ils vivent dans l’indigence et ne bénéficient d’un toit que par la bonne volonté de la maîtresse de maison qui avait embauché Isabel. Cependant, dépourvu de richesse, ils dorment sur le parquet de leur chambre. Ils travaillent en tant que journaliers, quand ils le peuvent, pour pouvoir survivre. Ils sont régulièrement accusés de rapines nocturnes.
Isabel est bien plus âgée que John et a été accusée en 1633 d’être la maîtresse de John Gaste. A la mort de ses jumeaux en 1638, la même nuit, elle est soupçonnée d’infanticide. D’autres la disent atteinte du pox (syphilis). En 1638, Norton les accuse de plusieurs délits et fait fouiller leur foyer. Elle est condamnée à Leicester à avoir la main brûlée. Plaidant une nouvelle grossesse, la sanction est levée. Les Salter sont les témoins clé, mais leur déposition est loin d’être crédible.
D’autres figures de Sileby nous permettent de compléter le tableau du groupe social auquel appartiennent les Salter. Marjorie Addams, 58 ans, aurait donné naissance à un enfant illégitime et se serait mariée le même jour 20 ans plutôt. Elizabeth Gardiner, 40 ans, proche des Salter, vit de la cuisine qu’elle prépare pour ses voisins et peut-être aussi de quelques rapines et de prostitution… Barbara Stafford, 50 ans, glane pendant l’été et dérobe du blé. Catherine Pownoe, 31 ans, est une vagabonde qui donne naissance à un enfant illégitime 10 ans plutôt. Elle finit par loger dans l’étable de William Oswin, sa marginalité symbolise la condition sociale de la communauté. Son frère aîné, John, se marie clandestinement en 1619 avec la nièce de sa dernière épouse, Joyce, avant de la tromper avec sa sœur, Millicent, et d’avoir avec cette dernière plusieurs enfants. Millicent avoue les faits et finit par être ordonnée par l’Eglise en 1630… Or la liaison entre John et Millicent se poursuit après l’ordination.
Les dépositions révèlent, bien entendu, des moments d’unité sociale au sein de la communauté (fêtes, cérémonies religieuses, travaux agricoles…), mais aussi d’autres de plus sévères de désunion. La légalité semble régulièrement mise en cause et la communauté, dans son entier, prend ses distances à l’égard de l’ordre juridique et religieux. Ce jeu facilite les accusations opportunes à l’encontre d’un ennemi. Bridget finit par être lavée des soupçons pesant sur elle, le juge disqualifiant le témoignage des Salter.


C/ Manque d’autorité, divisions et réputation : une société tourmentée

L’absence de condamnation prononcée par la cour ecclésiastique peut passer pour un manque d’autorité de sa part, mais l’un de ses buts premiers est de restaurer l’harmonie dans la paroisse de Sileby. Il n’en est pas moins que le processus usuel de négociation y échoue. Les Reading et les Church sont des individus d’un certain statut social, trop puissant pour se résoudre à un compromis, mais ce statut reste pour eux trop précaire pour ignorer les insultes. Par ailleurs, le cadre de cette petite paroisse rend tous les intermédiaires désignés suspects de trop grande proximité à l’égard d’une ou l’autre des familles aux yeux de son adversaire. Seul un homme plus puissant qu’elles peut s’imposer. Au printemps 1639, Londres envoie à Sileby un vicaire, Anthony Berridge, diplômé de Cambridge et fort de ses relations au sein de la Gentry. Berridge est depuis des décennies l’homme le plus important de la paroisse, laquelle ne connaît qu’un curateur. Son autorité dépasse les familles du better sort local.
La dispute n’est pas alors tant le résultat d’une puissance trop forte des familles que du manque d’autorité de l’Eglise et de l’Etat sur la paroisse. L’exemple de Sileby nous montre que les divisions sociales de l’Angleterre moderne peuvent être tout autant verticales qu’horizontales. Elles opposent certes deux familles du better sort, mais aussi l’une d’elles aux Salter, vivant en marge de la communauté. Plus encore, les divisions du better sort de Sileby scindent la communauté en deux et la ligne de partage traverse aussi le poorer sort. La fidélité des Salter au Reading doit encore être comprise comme une stratégie sociale qui vise à les réintégrer au sein de la communauté et de laquelle doit découler des avantages matériels réels, telle l’obtention d’un terrain pour construire une maison… Cependant, les Salter ne sont pas les simples instruments des Reading, Isabel est aussi animée d’un désir personnel de vengeance à l’égard de Bridget.
La question de la réputation est alors posée. Certains paroissiens de Sileby l’envisagent comme l’opinion de la majorité d’entre eux à l’égard d’une personne ou d’une famille. Mais cette réputation est avant tout un crédit moral résultant d’un statut social et économique. Le concept de « common fame » n’en est pas moins ambiguë par la diversité des définitions que les paroissiens de Sileby lui accordent. La proximité de Bridget à l’égard des tant d’hommes mariés doit aussi être soulevée. Dans une société obsédée par la chasteté féminine cette proximité pose problème. Or, beaucoup de femme témoignant insistent si le fait qu’il n’y a rien d’immoral de danser ou d’embrasser ses amis. Le baiser est alors un acte social ambigu qui peut signifier une marque d’affection anodine ou bien, plus encore, l’euphémisme du désir sexuel.



III - Essai d’interprétation : la sexualité au village comme enjeu social


A/ La famille : une sexualité admise et nécessaire

La famille est en elle-même le produit de la sexualité. Celle-ci est au cœur du mariage qui la régule et assure la descendance, la transmission de la propriété et la continuation des solidarités familiales. En effet, la famille est le premier cadre de la sociabilité au village. C’est celui d’un refuge dans lequel l’individu trouve sa place et par lequel il se définit. Les jeunes filles et les veuves ne sont pas libres de leurs vœux contrairement à la fiction qu’alimente l’Eglise. Elles participent aux stratégies d’alliances familiales. Les autorités garantissent ses solidarités en interdisant les rapts et mariage clandestins.
Aussi le mariage de Thomas Church et de Bridget est au cœur même de la précarité sociale du couple. En épousant une fille de catholique, Thomas rompt avec sa famille, mais il rompt aussi avec son milieu social dans la mesure où Bridget apparaît comme une déclassée. En elle-même, alors, Bridget incarne le trouble à l’ordre social, et sa sexualité ne peut en être que le reflet aux yeux de ses contemporains. Nous ignorons la réaction de Thomas quant à l’infidélité supposée de son épouse, mais il n’en est pas moins que l’adultère fragilise socialement le couple.

En effet, l’adultère suppose une transgression, celle d’une fidélité non seulement à l’égard d’un homme mais aussi de toute une famille, voire d’une parentèle. Or plusieurs nuances doivent être apportées à cela. Tout d’abord, l’adultère de Bridget se commet au sein de cette parentèle avec des personnes avec lesquelles elle « vit en amitié ». Si cela peut faire imploser la parentèle, on peut aussi envisager que cela rende l’adultère, si ce n’est acceptable, du moins pardonnable, dans la mesure où il n’indique pas une infidélité à son égard. Par ailleurs, le mariage entre Thomas et Bridget étant en lui-même une forme de transgression sociale, les conséquences de l’adultères apparaissent moindres pour le couple.


B/ La sexualité : une relation sociale à part entière

La sexualité au village peut être envisagée comme une relation sociale comme une autre, en ce sens qu’elle répond à des normes et des valeurs particulières. Elle est à la fois le témoin, l’enjeu et l’essence de la sociabilité. On peut alors esquisser une typologie des relations sociales au village au XVIIe siècle par le biais de la sexualité. Cette sexualité dit d’abord un rapport de domination. Cette domination sociale est évidente dans les relations entre Bridget et le jeune Amos Crosley. Elle révèle encore une chose évidente, l’utilisation des jeunes hommes par les femmes plus mûres, ou si ce n’est simplement mariée, dans l’assouvissement d’un désir. Amos appartient au même clan que Bridget, par ailleurs, sa vocation ecclésiastique rend cet adultère sans risque pour la parentèle.
D’autre part, la sexualité dit aussi une certaine identité sociale. S’il existe un rapport de force favorable entre Bridget et Amos, Amos n’en est pas moins une personne au statut social respectable. Il sait lire et écrire et sa vocation ecclésiastique le place symboliquement parmi les notables, ou les futurs notables de la société. Tous les amants que l’on prête à Bridget sont par ailleurs des gentlemen où du moins des hommes du « better sort » avec toutes les nuances que l’expression sous-entend à Sileby. La sexualité c’est aussi la reconnaissance de son partenaire comme son égal, il y a une certaine dignité à être la maîtresse d’un gentleman et une indignité à être celle d’un journalier. En ce sens, l’agressivité du couple Salter est en quelque sorte une jalousie sociale dont la sexualité est un des biais.
Enfin, il faut encore relever une sexualité relevant du défoulement. Ce défoulement possède ses acteurs. La figure de la prostituée, si elle est mise en marge de la société, n’a pas moins un rôle social évident. Dans un siècle où la pression démographique s’accroît sans que la terre se multiplie, la prostituée permet aux cadets et aux hommes mariés une sexualité socialement sans risque, les uns n’ayant pas à épouser leur maîtresse et les autres n’ayant pas à reconnaître leurs bâtards et donc à éparpiller leur héritage. C’est en partie parce qu’elles sont socialement marginales, que les prostituées sont socialement importantes. D’une certaine manière, Amos est aussi en marge de la société temporelle et assure à Bridget une sexualité sans risque comme nous l’avons précédemment suggéré.


C/ Les pratiques sexuelles comme pratiques sociales


Robert Muchembled a récemment démontré que le plaisir n’est jamais uniquement charnel. Le plaisir, comme toute émotion, est soumis à l’environnement social et culturel dans lequel il s’inscrit. Aussi, on aurait tort d’envisager sa recherche avant tout masculine, du moins au sein du village. Les études réalisées sur le Somerset, et dont rend compte Robert Muchembled pour le XVIIe siècle, sont des plus révélatrices et montrent le souci de beaucoup de femmes de susciter et de disposer de leur corps. L’utilisation de partenaires marginaux est l’un des biais possible, tout comme le développement de la masturbation qui est autant un phénomène masculin de féminin au XVIIe siècle et émerge avec l’individualisme de 1600 : « My name is Will » écrit Shakespeare. Certaines femmes du Somerset, telle Mary Combe, femme d’un aubergiste, avouent même sans honte dans leur déposition que le premier venu est parfois le bienvenu…
Cette recherche du plaisir obéit néanmoins à des contraintes. La première est, bien entendu, de ne pas mettre en cause son groupe social par des naissances adultérines ou prénuptiales. C’est la grossesse de Bridget qui accélère son mariage et d’une certaine manière engage Thomas à une union socialement réprouvée par sa famille. Les grossesses trop nombreuses sont parfois aussi redoutées que les grossesses illégitimes. La crainte d’avoir trop de bouches à nourrir modifie la sexualité en développant des pratiques alternatives : onanisme réciproque, pratiques orales, sodomie, coït interrompu... Ces pratiques ne sont pas uniquement réservées aux amants, mais s’opèrent au sein même du couple en tant que régulateurs de naissances.
Enfin reste à questionner la réalité de ses pratiques au regard d’un climat moral qui lui aussi se durcit au XVIIe siècle. Les traités de mariage montre que le XVIIe siècle voit le développement de l’idée de Grâce associée à la sexualité du couple, ce qui déculpabilise celle-ci pour mieux la circonscrire. Or, si l’on suit les études faites sur le Somerset, et au regard des diverses transgressions sociales et pénales auxquelles se livre la quasi-totalité de la paroisse de Sileby, il s’avère que le comportement que l’on reproche à Bridget est y passablement répandu. Plus que de mettre en cause les accusations qu’on lui porte, les accepter nous permet alors de réinterpréter l’affaire et une conclusion de Bernard Capp. La relaxe de Bridget serait le signe d’une permissivité à l’égard d’un comportement répandu, lequel, de fait, disqualifie comme hypocrite les accusations morales des Reading. Cela permet aussi de penser la réintégration de Bridget au sein d’une société villageoise qui est loin de la percevoir comme marginale.



Aussi, Sileby est un cadre socialement sinistré, duquel les élites ecclésiastiques, politiques et sociales traditionnelles sont absentes. Le better sort s’avère alors extrêmement précaire, mais réussi néanmoins à tisser des liens sociaux avec un poor sort, que l’on aurait tort de n’envisager que comme passif. Au sein de ce conflit émerge le problème de la sexualité comme question sociale, laquelle doit se comprendre comme un objet de société à part entière.



BIBLIOGRAPHIE :

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− « Life, Love and Litigation : Sileby in the 1630s », Past and Present, a journal of historical studies, Oxford , 182, 2004
FLANDRIN Jean-Louis,
− Le Sexe et l’Occident : évolution des attitudes et des comportements, Paris, 1981
FLETCHER Anthony,
− Gender, Sex and Subordination in England, 1500-1800, New Haven, 1995
FOUCAULT Michel,
− Histoire de la sexualité, 3 tomes, Paris, 1975-1984
MUCHEMBLED Robert,
− « Famille, sociabilité et relations sociales au village (XVe-XVIIIe siècle) », Robert MUCHEMBLED, Gérard SIVERY, Nos ancètres, les paysans. Aspects du monde rural dans le Nord-Pas-de-Calais des origines à nos jours, Lille, 1983
− La Violence au village (XVe-XVIIe siècle). Comportements populaires et mentalités en Artois, Paris, 1989
− Société, cultures et mentalités dans la France moderne, XVe-XVIIIe siècle, Paris, 1991
− Passions de femmes au temps de la reine Margot, 1553-1615, Paris, 2003
− L’orgasme et l’occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours, Paris, 2005