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13 août, 2007

Mostar et son ambigue devoir de mémoire


J’ai recherché sur les sites habituels de vidéos de quoi illustrer mon billet sur Mostar, mais tout ce que j’y ai trouvé ce sont des montages de photos partisans et douteux ou des leçons de mémoire. Même les photos que j’édite ici sont discutables, à la fois produits des restes de la culture télévisuelle d’un adolescent qui entendait parler d’un vieux pont en pierre et d’une guerre là-bas dans les Balkans. Je n'ai finalement vu à Mostar que ce que je voulais trouver. Depuis la Croatie, on entre en Bosnie par la vallée de la Neretva, ou plutôt, on vous y laisse passer, quand on veut bien, une fois que l’on est bien certain de tout un tas de choses qui nous échappent et que l’on met sur le dos de l’après guerre a été vérifié. En Bosnie aussi on découvre que l’après-guerre peut être plus longue que la guerre et qu’il est peut-être plus difficile encore d’en sortir.

La frontière passée, Mostar n’est pas loin, à une quarantaine de kilomètres. La ville est grande, quelque chose comme 112 000 habitants. On traverse d’abord des vignes proprement alignées, aux grappes noires et lourdes. On les gouterait volontiers. Viennent en suite des maisons en construction, toutes au même stade, sans trop savoir si la ville prospère ou si les chantiers sont en train d’en rester là. Moins ambiguës sont les cimetières musulmans qui bordent la route. On finit par se demander quand on va en sortir. Les secondes sont longues quand on traverse un cimetière en bus. Les pierres sont encore toutes blanches, presque neuves, beaucoup portent les mêmes dates : 1991, 1992, 1993… On arrive donc prévenu dans le vieux Mostar.

Les immeubles en ruines attirent le regard, criblés encore d’impacts d’obus et de balles. A coté d’eux se dressent de nouveaux et beaux bâtiments, souvent dans un style oriental. Quelques rues bordent la Neretva, elles sont neuves elles aussi, refaites « comme avant », "alla turca", avec leurs mosquées nombreuses et bien entendu le vieux pont (stari most). Lui aussi est en pierres qui n’ont pas eu le temps de vieillir, blanches, propres et glissantes. L’UNESCO a reconstruit la ville "à l’identique", comme si rien ne s’était passé, alors qu’une pierre et un éclat d’obus nous demandent à la sortie du pont de ne pas oublier. Paradoxe de l'après-guerre où il s'agit de savoir s'il faut construire ou recontruire...


Tout autour du pont on vend beaucoup de choses, on ne vend pas grand chose : des services à café et à thé de tout genre, quelques bougies, des pipes à eau… Au fond d’une caverne s’est installé un petit bar du nom d’Ali Baba, on vous sert la même chose que partout ailleurs en Europe, pas de café turc, l’ambiance "mille est une nuit" est proprement décorative. Plus bas un petit resto le long de la rivière nous attire avec une petite odeur de viande grillée. La terrasse est abritée par des parassols ventant la bière de Sarajevo, sauf qu’ici on ne vend pas d’alchool… Mostar développe aussi une image qu’elle donne à voir aux touristes, consciente encore que l’après-guerre attire au moins autant que l’héritage que l’on dit « culturel ». Pourtant la ville également se fait familière à ses visiteurs, accepte les euros, les clichés orientalistes et les parassols que dans une autre terre d’Islam on brûlerait.

On croise des soldats italiens l'appareil photo à la main, des types en maillot de bain qui sautent du pont, ou alors attendent qu'il y ait suffisament de public féminin pour le faire. Sur les présentoires des boutiques on vend le nouveau vieux pont à toutes les sauces, gravé sur un service à café en cuivre, en miniature de pierre, dans une boule à neige. Il y a même près du pont à dos d'âne un bar lounge en plein air pour acceuillir les touristes bobos venus de Dubrovnik (heu... je venais de Dubrovnik..., pire encore, de Babin Kuk...). Une impression assez indécente me taquine. On dirait que l'après-guerre fait vendre. Je m'en veux un peu de penser ça, mais... Mais dans quelle mesure ne vend-t-on pas à Mostar ce que l'on vend ailleurs, c'est-à-dire ce que les touristes viennent chercher, soit de la guerre et de la repentance, mode du devoir de mémoire oblige...?


On pourrait voir que le site est remarquable, la Neretva limpide, et la promenade agréable, mais on vient voir surtout qu'un mortier peut projeter bien loin ses obus depuis les colines, que le vieux pont est de nouveau au dessus du fleuve et qu'il y a des impacts de balles un peu partout suis les ruines. Ne nous y trompons pas, ce n'est pas seulement ce que l'on voit, c'est aussi ce que l'on est venu voir, ce à quoi nous avons été préparé, à peut près ce à quoi nous nous attendions, ce qu'on nous demande de ne pas oublier. J'ai été à Mostar un touriste d'après-guerre, une après guerre qui durera tant qu'elle sera plus profitable que la "paix", tant que l'on viendra à Mostar pour se souvenir et que les impacts de balles nous impressioneront plus que les charmes Balkans.

23 mai, 2007

A vos masques: l'identité n'est pas une chose sacrée


Suite à notre petite discussion sur l'identité, il me semble intéressant de reprendre ici une de mes nouvelles fétiches, publiée dans la "Gazette d'Amsterdam" du 19 août 1783 et datée de Vienne du 13 août de la même année.

"On mande en Bosnie, que trois Femmes avaient été assez heureuses pour se sauver de la Ville de Busim avec deux Filles & un Fils & de se retirer en Hongrie. A leur arrivée, elles déclarèrent que la crainte d’être envoyées par leurs Maris plus loin & dans le cœur de la Turquie les avait décidé à s’enfuir ; qu’étant descendues de Parens Chrétiens, elles désiraient embrasser cette St-Religion ; enfin qu’elles ne doutaient point, que plusieurs autres Femmes, des Hommes mêmes, ne prissent le même parti, lorsque les Hostilités commenceraient. Ces six Personnes, envoyées d’abord à Kostainicza y ont été instruites et baptisées. C’est un cas fort extraordinaire, car aucune Nation ne garde avec tant de soin les Femmes, que les Turcs, c’est ce qui le Prophète Mahomet leur ordonne expressement dans le Koran, par ces mots : O Vrais Croyans, gardez vos Femmes avec soin."

Busim et la Bosnie se trouvent alors sur le territoire ottoman. Les femmes en question sont musulmanes mais filles de parents chrétiens. On sait par ailleurs que la Bosnie est l'une des régions les plus islamisée des Balkans. Plusieurs questions se posent alors. Pourquoi des Chrétiens ont-ils préféré de s'installer dans l'Empire ottoman? Par quel biais leurs enfants ont-ils pu se convertir à l'Islam, sachant que cette conversion n'est pas demandé par le Sultan? Pourquoi enfin repasser de l'autre coté de la frontière et préférer une conversion au crhistianisme plutot qu'un déplacement en Anatolie? On connait aujuourd'hui assez bien l'attraction de l'Empeire ottoman sur les populations hongroises à qui le Sultan offre des terres, une liberté confessionelle et souvent des conditions de vie plus avantageuse qu'au sein de la Maison d'Autriche ce qui explique le départ de nombreuses familles du Royaume de Hongrie vers l'Empire ottoman. On a longtemps cru que les minorités religieuses chrétiennes des Balkans étaient toutes installées avant la conquéte ottomane, or il s'avère très concrètement aujourd'hui que cela est loin de constituer une généralité. Installé en Bosnie ottomane, la conversion des enfants à la religion et à la culture dominantes constitue un biais classique de promotion sociale qui est bien loin d'être perçu comme une trahison. Or la conversion n'implique pas nécessairement le renoncement à un savoir culturel d'origine. Aussi, les femmes musulmanes filles de parents chrétiens peuvent ici traverser le frontière et se faire baptiser, ce qui implique qu'elles ont conservé un savoir et la maitrise des rites catholiques. Ce n'est pas une révélation spirituelle qui pousse ces femmes à cette ultime conversion, mais bien une stratégie identitaire qui leur fait préférer résider de l'autre côté de la frontière, c'est à dire à un endroit qui reste exposé en cas de guerre, plutot qu'à l'abri ailleurs dans l'Empire ottoman. Cela s'explique en partie par la continuité de liens de solidarité entre les familles migrantes et leur communauté d'origine.

Cette nouvelle, comme tant d'autres des grandes gazettes européennes du XVIIIe siècle, nous invite à ne surtout pas sacraliser l'identité, et à la penser comme une véritable stratégie sociale, qui pousse par exemple, en 1781, le grand rabin de Constantinople à se réveiller musulman, du jour au lendemain, et devenir grang "Cadi" de l'Islam en l'espace de 6 mois. L'identité est ici le biais du changement social. Il en est de même pour nous aujourd'hui. Que l'on en soit conscients ou non, nos identités créent des solidarités avec ceux qui la partage. Or ce sont ces solidarités qui nous permettent d'être et d'agir en société. Les identités sont alors aussi relatives que l'ordre social qu'elles fondent et dans lequel elles s'inscrivent. Elles sont définitivement stratégiques, et nous pouvons les mettre en cause. Être français n'est pas une chose sacrée, c'est une chose sociale.