23 mai, 2007

A vos masques: l'identité n'est pas une chose sacrée


Suite à notre petite discussion sur l'identité, il me semble intéressant de reprendre ici une de mes nouvelles fétiches, publiée dans la "Gazette d'Amsterdam" du 19 août 1783 et datée de Vienne du 13 août de la même année.

"On mande en Bosnie, que trois Femmes avaient été assez heureuses pour se sauver de la Ville de Busim avec deux Filles & un Fils & de se retirer en Hongrie. A leur arrivée, elles déclarèrent que la crainte d’être envoyées par leurs Maris plus loin & dans le cœur de la Turquie les avait décidé à s’enfuir ; qu’étant descendues de Parens Chrétiens, elles désiraient embrasser cette St-Religion ; enfin qu’elles ne doutaient point, que plusieurs autres Femmes, des Hommes mêmes, ne prissent le même parti, lorsque les Hostilités commenceraient. Ces six Personnes, envoyées d’abord à Kostainicza y ont été instruites et baptisées. C’est un cas fort extraordinaire, car aucune Nation ne garde avec tant de soin les Femmes, que les Turcs, c’est ce qui le Prophète Mahomet leur ordonne expressement dans le Koran, par ces mots : O Vrais Croyans, gardez vos Femmes avec soin."

Busim et la Bosnie se trouvent alors sur le territoire ottoman. Les femmes en question sont musulmanes mais filles de parents chrétiens. On sait par ailleurs que la Bosnie est l'une des régions les plus islamisée des Balkans. Plusieurs questions se posent alors. Pourquoi des Chrétiens ont-ils préféré de s'installer dans l'Empire ottoman? Par quel biais leurs enfants ont-ils pu se convertir à l'Islam, sachant que cette conversion n'est pas demandé par le Sultan? Pourquoi enfin repasser de l'autre coté de la frontière et préférer une conversion au crhistianisme plutot qu'un déplacement en Anatolie? On connait aujuourd'hui assez bien l'attraction de l'Empeire ottoman sur les populations hongroises à qui le Sultan offre des terres, une liberté confessionelle et souvent des conditions de vie plus avantageuse qu'au sein de la Maison d'Autriche ce qui explique le départ de nombreuses familles du Royaume de Hongrie vers l'Empire ottoman. On a longtemps cru que les minorités religieuses chrétiennes des Balkans étaient toutes installées avant la conquéte ottomane, or il s'avère très concrètement aujourd'hui que cela est loin de constituer une généralité. Installé en Bosnie ottomane, la conversion des enfants à la religion et à la culture dominantes constitue un biais classique de promotion sociale qui est bien loin d'être perçu comme une trahison. Or la conversion n'implique pas nécessairement le renoncement à un savoir culturel d'origine. Aussi, les femmes musulmanes filles de parents chrétiens peuvent ici traverser le frontière et se faire baptiser, ce qui implique qu'elles ont conservé un savoir et la maitrise des rites catholiques. Ce n'est pas une révélation spirituelle qui pousse ces femmes à cette ultime conversion, mais bien une stratégie identitaire qui leur fait préférer résider de l'autre côté de la frontière, c'est à dire à un endroit qui reste exposé en cas de guerre, plutot qu'à l'abri ailleurs dans l'Empire ottoman. Cela s'explique en partie par la continuité de liens de solidarité entre les familles migrantes et leur communauté d'origine.

Cette nouvelle, comme tant d'autres des grandes gazettes européennes du XVIIIe siècle, nous invite à ne surtout pas sacraliser l'identité, et à la penser comme une véritable stratégie sociale, qui pousse par exemple, en 1781, le grand rabin de Constantinople à se réveiller musulman, du jour au lendemain, et devenir grang "Cadi" de l'Islam en l'espace de 6 mois. L'identité est ici le biais du changement social. Il en est de même pour nous aujourd'hui. Que l'on en soit conscients ou non, nos identités créent des solidarités avec ceux qui la partage. Or ce sont ces solidarités qui nous permettent d'être et d'agir en société. Les identités sont alors aussi relatives que l'ordre social qu'elles fondent et dans lequel elles s'inscrivent. Elles sont définitivement stratégiques, et nous pouvons les mettre en cause. Être français n'est pas une chose sacrée, c'est une chose sociale.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Les exemples que tu donnes sont très intéressants, mais tu parles principalement d’identité religieuse, ce qui s’éloigne du concept d’identité nationale et n’a plus lieu d’être dans un pays laïque comme la France.
Etre Français, c’est appartenir à un pays, la France ; c’est être protégé mais aussi contraint par ses lois ; c’est payer des impôts afin de permettre à ses gouvernants en cours de gérer le mieux qu’ils le peuvent notre pays, notre société, mais c’est aussi recevoir des aides en cas de besoins etc.
Cela n’a bien entendu rien de sacré, mais cela reste une identité ; chacun est ensuite libre de penser ce qu’il veut, mais reste attaché à son pays par un lien. Un lien qui lui permettra (par exemple) d’obtenir de l’aide du gouvernement français s’il lui arrive des ennuis dans un pays étranger.
A titre personnel, j’aime utiliser ma liberté d’expression pour critiquer (en bien comme en mal) tout se qui se passe autour de moi et notamment les actions des gouvernements ; mais je reste convaincu qu’il n’y a pas de mal à aimer son pays et en revendiquer son appartenance.

D. a dit…

Il y a t'il une hiérarchie entre les identités? Il ne s'agit pas ici d'identité nationale, tout simplement parce que cette identité n'existe pas au XVIIIe siècle, mais ce que le phénomène identitaire nous apprend ne change pas. Une identité en vaut bien une autre et le sentiment d'appartenance est égal.

Il n'y a pas de mal à avoir une identité nationale et à la renvendiquer. Simplement, j'invite à être lucide vis-à-vis d'elle et à comprendre comment celle-ci comme toute autre est artificielle, et qu'en ce sens il devient absurde de s'accrocher à l'idée de la conserver. Mais il me semble que nous sommes d'accord sur le fait que toute identité évolue.

Pour ma part, je ne me reconnais pas dans l'identité française qui ne correspond pas à mon mode de vie, elle n'est pour moi plus appropriée, et je le dis d'autant plus simplement que je l'ai endossé. Mon identité est l'une de mes stratégies sociales. Je l'élabore en fonction des solidarités que je sollicite. Mais que cette identité soit sociale, nationale ou religieuse je ne peux pas l'aimer, puisque ce n'est pour moi qu'un moyen, un levier d'action dans la société, ce n'est pas mon essence.

A vrai dire, pour moi l'identité nationale n'est ni bonne ni mauvaise, elle est tout simplement inappropriée aux enjeux de notre temps. Elle a eu le sien et fut pertinente alors. Et l'identité européenne que je revendiaque aujourd'hui aura aussi son temps.

Je ne pense pas ainsi parce que je vis ainsi. Mais je vis ainsi parce que cela fonctionne ainsi.