Ce voyage en Italie est spécial – mais ne le sont-ils pas tous ? – en ce sens que ce n’est pas un premier séjour mais un retour en Italie, c’est donc un privilège, ou peut être tout simplement une habitude, voire un singe extérieur de boboïté. Oui, Marie m’a fait remarquer que j’inventais beaucoup de mots. On ne part pas en Italie sans rien, il y a toujours une émotion, une chose, des rituels qui nous rassurent, limitent le dépaysement, et transforment l’étranger en familier. Je me souviens de Nine million bicycles que je me repassais tous les soirs de l’été dernier dans cet hôtel de Levada di Ponte di Piave. Cette fois-ci ma chambre est juste à côté de la dernière, mais ce n’est plus Katie qui m’accompagne. Il y a des habitudes que l’on prend à l’étranger, c’est-à-dire une vie que l’on s’approprie et un autre chez soi que l’on recrée. Il y a ce restaurant romain de la Sagrestia, à deux pas du Panthéon, il y a Massimo, même si Massimo n’était pas de la partie cette fois-ci. Il y a encore ce sac de cuir hongrois ramené il y a déjà quelques années de Budapest et qui depuis ne me quitte plus. Il n’est pas beau, mais il a de la gueule, il a vécu, je l’ai très ingratement fait souffrir.
Alors que Mathieu se demandait comment me jeter dans les eaux de l’Arno pour récupérer Euterpe - mon ipod… –, Marie se serait bien vue avec mon pauvre petit sac… Ce n’est pas la première fois qu’on me l’envie, qu’on le trouve à son goût… Moi aussi je l’aime bien… Enfin, je me demande tout de même dans quelle mesure j’aime ce sac parce que les autres l’apprécient aussi et donc qu’il me valorise à le porter… Ce sac quelque part me pose et me donne un prix, on me voit avec et peut être qu’on a des a priori plus positifs à mon égard grâce à lui. Une personne portant un tel sac ne peut être que digne de le porter… Evidemment, j’ai acheté ce sac sans avis et les compliments ne sont venu qu’après… mais dans quelle mesure ces compliments n’ont pas transformé mon coup de cœur en affection prolongée ? Dans quelle mesure aussi mon coup de cœur n’est pas le produit d’une culture et qu’inconsciemment je voulais ce sac pour me mettre en valeur et susciter les compliments ? Et ce qui vaut pour ce sac, ne vaut-il pas aussi pour l’Italie ?
L’Italie est pour nous un horizon familier, il parle à nos mémoires d’écoliers, à nos souvenirs cinématographiques, à nos niaiseries amoureuses… L’Italie parle aux historiens, aux artistes, aux épicuriens. L’Italie me parle et parle aux miens. Dans quelle mesure je n’y retourne pas si souvent parce que cela fait bien d’y aller ? Dans quelle mesure je n’y vais pas pour que l’on m’envie d’y aller ? Dans quelle mesure je n’aime pas l’Italie parce qu’il est bon et gratifiant de l’aimer ? Ceci étant écrit, et ces limites étant avouées et assumées, je prêche trop pour le libre arbitre pour m’en tenir à cela. L’homme ne peut-il pas s’extraire de ses considérations temporelles par une certaine transcendance comme le pense V. Havel ? Je le crois, et je crois que mon voyage en Italie n’est pas le simple produit de ma culture et de ma vie en société, mais qu’il y a dans ma démarche, comme dans celle de chacun ou de presque tous, une part de transcendance dans le départ et dans l’étranger et que si l’on apprécie l’Italie pour soi, on peut aussi l’apprécier en soi.
Reste alors à poser une dernière question pour interroger le sens de mon récit. Dans quelle mesure les places que l’on visite ne sont-elles pas elles-aussi des mises en scène et dans quelle mesure ce qui nous est donné à voir ne conforte-t-il pas nos préjugés ? Un barman romain m’a raconté cet été qu’il avait des attitudes totalement différentes selon les étrangers qu’il servait dans son hôtel. La ville et ses habitants se conformeraient donc au regard des étrangers sur eux, avec une plasticité impressionnante. Inversement, cette plasticité conforte l’individu dans ses idées préconçues, qu’il voit reproduites par ceux qui en ont conscience… Tout voyage ne serait alors qu’un jeu de dupes ? Le voyage ne serait alors que des idées et des représentations ? Pourquoi Venise garde-t-elle ses gondoles ? Pourquoi y a-t-il encore des boutiques sur le Ponte Vecchio ? Pourquoi tant de parasols au milieu des ruines de Rome ?
Alors voilà, nous avons quitté Termini avec la ferme attention de profiter au mieux de Rome, de marcher plutôt que de nous laisser transporter, c’est-à-dire d’aller chercher les choses plutôt que de les consommer. Marie prend ses habitudes, elle a mon guide qui finit le séjour dans la poche de sa veste, dans l’autre, mon appareil photo ne tarde pas à le rejoindre. Mathieu prépare notre journée et moi j’essaie de convaincre la Sagrestia que nous préférons dîner alla Carta plutôt qu’al menu… Oui, j’ai le numéro d’un resto romain dans mon téléphone et alors ? Cela fait partie de mon kit de survie. Nous passons Santa Maria Maggiore avant de quitter la via Cavour pour des petites rues plus calmes. Je nous y perds un peu, tout le monde en profite, Marie regarde le ciel et Mathieu voit le Colisée à gauche au détour d’une rue… Voilà le genre de chose qui n’arrive qu’en le cherchant… Il aurait été aussi beaucoup plus simple à Venise de prendre le vaporetto de Tronchetto qui nous emmène directement à San Marco, droit au but de la visite, voyons ce qu’il y a à voir, ou plutôt, voyons ce qui nous est montré. Or, nous sommes descendus à Ferrovia, nous avons pris un petit-déjeuner dans un petit café de la Lista di Spagna, nous avons marché jusqu’au Rialto et puis nous nous sommes perdus. Il aurait été pourtant simple d’aller directement à San Marco… mais nous ne serions jamais arrivés sur la place par une petite galerie opposée, et la lumière, l’impression, le ressenti, bref la place en elle même n’aurait pas été la même.
Il faut croire qu’il y a toujours un endroit d’où l’on part, une route que l’on connaît et que le moment où le se perd devient indispensable pour percevoir différemment ce que tout le monde est venu voir. C’est peut-être un peu un parcours initiatique bien que l’image soit finalement trop simple. Je pense que c’est vraisemblablement une mise en perspective différente des choses, voir San Marco après avoir traversé tout Venise n’est pas la même chose que d’y arriver directement en vaporetto depuis Tronquetto. De même, arriver au Duomo florentin par la vieille ville, là où la cathédrale se fait surprenante, n’est pas identique au fait de la découvrir de face avec son baptistère et son campanile, là où elle se fait imposante. Nous avons eu le temps de l’observer ce Duomo avant d’aborder sa place, de l’apprivoiser, de remarquer sa complexité, ses couleurs originales, la diversité de ses détails. D’une certaine façon nous avons défié le mise-en-scène de la ville et nous nous sommes joués de l’autorité ecclésiale.
Florence est une ville où le pouvoir se scénarise, où le Duomo répond au Palazzo Vecchio, chacun ayant sa place, commandant ses propres représentations et s’autonomisant de l’autre. Florence est donc une ville duale qui n’obtient son unité que par l’enceinte de sa ville. Venise est un petit peu plus complexe encore, toute la vie sociale s’organise autour de ses campi au milieu desquels se situe le puit, commandé par un palais aristocratique, lequel possède sur le campo son église…. Venise devient une ville du privé, de la clientèle… une ville mitée, comme le montre si bien le campo S. Zaccharia, et qui ne réussit son union que le long du grand canal qui fédère les familles et leurs palais, c’est-à-dire leurs représentations d’elles-mêmes. A Rome, c’est le Colisée qui constitue le lieu de la représentation. C’est d’abord la représentation que la ville donne d’elle-même, mais qu’elle se donne aussi à elle-même. Dans l’Antiquité, les autorités romaines rejouaient dans le Colisée les batailles que le peuple ne pouvait pas voir sur le front. Les Romains se faisaient alors une idée de leur grandeur dans un lieu de communion sociale tout autant que de propagande politique. Qui profite aujourd’hui d’un dimanche ou d’un jour férié à Rome pour partir de la Piazza de Venezia et emprunter la via dei fori imperi en direction du Colisée comprend, que dans une certaine mesure, l’outil n’est pas totalement émoussé.
Lorsque l’on connaît une ville, on ne fait peut-être que passer, ce qui importe c’est d’aller d’un point à un autre parce que l’on sait où l’on va. Le point importe plus que la ligne. Lorsqu’on la découvre c’est différent, on sait vaguement où l’on veut aller, mais la démarche d’aller est au moins aussi importante que la destination finale. Le regard de Marie m’a montré en cela que l’on pouvait voir d’autres choses de ces villes que je connais, que l’on pouvait à leur égard développer une autre sensibilité, celle des lieux où l’on ne fait que passer et qui pourtant, parce qu’on y passe, constituent, modifient voire révoquent notre paysage construit. J’ai des images assez convenues de Rome, j'ai toujours beaucoup aimé le Trastevere ou Campo dei Fiori, mais aujourd’hui Rome c’est aussi l’eau d’une fontaine de la villa Borghese qui dans une fin de matinée d’hiver prend l’aspect d’un argent pur et liquide, Venise devient une couleur blanche éclatante de la mi-journée et Florence un ciel étrange en face de Santa Maria Novella…
Ces images ne sont pas des topoï, elles n’existent que parce que la ville est – et quand j’écris « la ville », je veux dire cette ville là particulièrement et pas une autre – et nous font remarqué qu’il n’y a pas de paysage en soit. Le paysage c’est une image que nous nous construisons d’un espace ou d’un lieu lequel rassemble les ingrédients que nous avons choisi d’utiliser pour le composer. Aussi le paysage florentin ce ne peut être que les lumières des boutiques du ponte Vecchio dans la nuit, je dis bien les lumières et seulement les lumières, sans le pont, sans la ville et sans même l’Arno. Cela est et reste Florence. Comme je l’entends, un paysage n’est-il jamais que subjectif ? Alors, est-il vraiment important de s’échiner comme je le fais à essayer de prendre en photo le Duomo dans son entier lorsqu’en arrivant à en saisir un détail unique on évoque l’intégralité de l’œuvre ? C’est cela aussi le regard de Marie.
Il y a finalement quelque chose d’une correspondance beaudelairienne dans ces villes d’Italie.
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans un ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clareté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il y a des parfums frais comme des chairs d’enfants
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
L’esprit et les sens, tout Baudelaire se comprend en Italie. Tous ces lieux et ces sensations, qui nous touchent sont aussi profondément chargés de la mémoire dont les ont investis les hommes. J’ai toujours trouvé la ville de Florence comme fondamentalement violente et menaçante dans son architecture avec ses tours, ses fortifications, ses sculptures aux scènes sanglantes. Mathieu imagine volontiers dans le Duomo les marchands venus faire leurs affaires, ou sur le forum les conspirations se fomenter. Je devine plus volontiers encore quelques scènes galantes dans les ruelles de Venise dont je n’ai de cesse de répéter qu’elle est avant tout une ville d’amants et d’interdits et non une ville d’amoureux. Ismail répondrait que c’est toujours l’amour… Bien sûr je préfère Casanova à Byron, même si Byron ne serait pas Byron si Casanova n’avait pas été. Bien sûr cela n’est que ma vision des choses, mon ressenti vénitien… Bien sur il y a eu cette seconde journée ou Venise était plongée dans la brune, ce départ pour Burano et les feux des maisons de pêcheurs nous indiquant que l’on abordait le lieu. Mais la brune n’est elle pas un masque supplémentaire pour Venise ? C’est encore celui d’une ville à la fois de la dissimulation et de la permissivité, ou le grimage permet l’hypocrisie de faire sans être poursuivi… Puis-je parler de défoulement ? Marie me pardonnera, peut-être, cette concession à l’anthropologie.
Or s’il y a une ville où je pourrais vivre – et ne nous posons nous pas tous cette question lorsque nous voyageons ? – c’est bien Rome et non les deux autres. Rome est peut-être trop grande pour être réduite à l’état de musée comme le sont Venise et Florence. Aussi la ville échappe en grande partie à ce dialogue de fourbes entre le visiteur et le visité, le visité ne donnant au visiteur ce que celui-ci est venu chercher… La ville a une actualité autre que celle de sa commémoration, un héritage qui, paradoxalement à ce qu’il est, ne l’étouffe pas…, mais à l’égard duquel elle se détache. Combien croise-t-on de Romains sur le Forum? La Rome d’aujourd’hui à ses propres lieux, ses propres vies, ses propres mythes.
Je ne sais pas si Marie et Mathieu seront d’accord avec moi, je sais qu’ils sont peut être moins sévères que moi à l’encontre de Florence. C’est vrai que le Duomo était particulièrement séduisant cette fois-ci. Je sais aussi que Mathieu voit dans Florence tout ce que cette ville porte d’histoire, et sûrement comme toujours en voit-il encore plus que moi. Sans doute que l’on ne réduira pas cette ville à son Duomo, à trois heures de queue pour la Galerie des Offices où à un plat si bon soit-il de gnocchi al pesto. Mais je pense que nous avons su, quoiqu’il arrive, nous octroyer cet espace de liberté et nous affranchir tant bien que mal du recherché et de l’attendu et qu’en se sens ce voyage fut d’une belle réussite, d’autant plus que je crois que les voyageurs se sont aussi mutuellement trouvés…
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